La parole ouvrière
Il arrive souvent que tout soit su, voire dit, dès le début d’une histoire. Ensuite, cette connaissance va et vient, disparaît puis réapparaît, au grès des circonstances. En matière de principes de l’autogestion, c’est peut-être le principal enseignement de « La parole ouvrière », textes choisis et présentés par Alain Faure et Jacques Rancière.
Une parole déniée
Une partie du travail de Jacques Rancière a porté sur la parole populaire et le déni de sa valeur et de sa vérité par le discours dominant. Dans Le philosophe et ses pauvres, ce déni est présenté comme aussi ancien que la civilisation occidentale puisqu’il apparaît déjà avec brutalité chez Platon et qu’il sera constant jusqu’à nos jours, y compris dans les œuvres d’auteurs qu’on ne soupçonnerait pas a priori comme Marx et Bourdieu.
Dans La nuit des prolétaires, Rancière, « suivant l’histoire d’une génération [celle de 1830 à 1848], met en scène la singulière révolution intellectuelle cachée dans le simple nom de « mouvement ouvrier ». Il retrace ses chemins individuels et collectifs, ses rencontres avec les rêves de la communauté et les utopies du travail nouveau, sa persistance dans la défection même de l’utopie. » Notons toutefois que la pensée et l’écriture de ce livre, à la fois historique et philosophique, ne se laissent pas aborder facilement. Une certaine formation en histoire ou en philosophie, voire dans les deux, peut être nécessaire, sans parler de la familiarité à acquérir sur la manière de penser et d’écrire de l’auteur.
Un recueil de textes ouvriers
Plus aisément lisible (encore qu’une connaissance de la période facilite la chose) est l’ouvrage qui a précédé La nuit des prolétaires et lui a en quelque sorte servi d’archives de travail : La parole ouvrière, d’abord publié en 10/18 chez Christian Bourgois en 1976 et heureusement réédité par La fabrique éditions en 2007.
La mise en place de la société industrielle en France s’est définitivement accentuée à partir des années 1830. Dès cette époque, les prolétaires ont beaucoup écrit. Peut-être plus qu’ultérieurement, où leur parole sera accaparée par les dirigeants d’un mouvement ouvrier structuré. C’est une sélection de 39 de ces écrits que Faure et Rancière proposent : brochures républicaines, manifestes corporatifs, textes de combat, règlements d’associations, proclamations socialistes, appels à l’union… Il ne s’agit pas de textes de ceux qu’on appellera plus tard les socialistes utopiques, les Saint-Simon, Fourier ou autre Cabet, mais de textes d’ouvriers mêmes.
S’associer !
À travers une expression simple, souvent dramatique, voire ampoulée, tout ce que revendiquera le mouvement ouvrier est immédiatement là : être mieux payer, diminuer la durée du travail, avoir des conditions de travail plus décentes, être mieux considérés, reconnus par les employeurs. Avant tout, une révolte et une résistance.
Mais aussi, dès le début des années 1830, l’idée même de l’émancipation ouvrière apparaît. Et cette émancipation, elle passe par l’association. « Eh bien, nous, ouvriers éclairés par la méditation de nos propres misères, par le retentissement des plus hautes discussions économiques, en l’absence de toute prévoyance sociale, de toute sympathie du pouvoir pour nos souffrances, nous travaillons à guérir nous-mêmes nos plaies. Nous formons d’abord une assurance mutuelle contre la baisse accélérée du salaire, une assurance pour élever ce salaire progressivement en fonction de nos besoins d’hommes : quel mal peut-on trouver à cela ? Nous réunissons nos talents et nos épargnes en un fonds commun : quelle iniquité peut-on nous reprocher, si, avec ce fonds qui nous appartient bien, je l’espère, nous ouvrons des ateliers où le bénéfice sera partagé équitablement entre tous les travailleurs, où les machines augmenteront la production au profit moral et matériel de tous ? Voilà notre but : qui en contestera la justice ? » Tout est dit. En 1833 (page 65). Par un ouvrier typographe.
Dans ces vingt années, du renversement de la Restauration au coup d’État de Napoléon III, l’association des travailleurs revient comme un leitmotiv dans de nombreux textes. Plus ou moins détaillés, plus ou moins revendicatifs, plus ou moins « syndicalistes » ou plus ou moins « révolutionnaires », plus ou moins égalitaires… En 1850 (page 320, pour terminer le recueil), des statuts très complets d’une association fraternelle et égalitaire sont adoptés par l’Union des arrimeurs et déchargeurs du port du Havre. Ils prévoient la mise en commun du travail, un salaire égal pour tous (y compris pour d’éventuels collaborateurs temporaires), un prélèvement pour la constitution du capital, l’obligation d’adhérer pour tous les salariés de l’association, l’existence de délégués mais qui participent obligatoirement aux travaux et sont payés comme les autres…
La parole ouvrière montre que l’idée autogestionnaire vient donc directement et immédiatement de la critique de l’organisation capitaliste industrielle par les travailleurs eux-mêmes. Son histoire ultérieure est une autre affaire. Dans sa postface de 2007, Jacques Rancière montre l’évolution du regard sur ces textes, qui restent d’actualité car « aujourd’hui autant qu’hier, l’égalité des intelligences reste la plus intempestive des pensées que l’on puisse nourrir sur l’ordre social ».