ABC Coop : une expérience de gestion ouvrière sous le signe de la lutte des classes

ABC Coop : une expérience de gestion ouvrière sous le signe de la lutte des classes

La ville de Colonia del Sacramento est surtout connue pour la richesse de son patrimoine historique, qui lui a permis d’être classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1995. Elle fut fondée en 1680 par les portugais et appartint successivement au Portugal, à l’Espagne et au Brésil avant de devenir le chef-lieu de département de Colonia lors de l’indépendance de l’Uruguay en 1825. Plus ancienne ville de l’Uruguay, elle a la particularité d’être située au sud-ouest du pays, sur la rive septentrionale du Rio de la Plata en face de Buenos Aires, à une heure de traversée en car-ferry. Outre son caractère touristique dû à son charme architectural et urbanistique, elle est également une ville de transit entre Buenos Aires et Montevideo. Au hasard des déambulations dans le centre-ville, l’oeil du visiteur ne manque pas d’être interpellé par la vision d’autobus rouge et noir ornés d’énormes inscriptions latérales « GESTIÓN OBRERA » desservant la ligne qui relie le centre historique et le quartier Real San Carlos. Récit d’une visite réalisée les 7 et 8 octobre 2014.

L’histoire d’ABC coop débute en septembre 2001 quand les premiers signes de la crise économique argentine se répercutent dans le pays voisin. Les propriétaires endettés décident d’abandonner purement et simplement l’entreprise. L’Uruguay est entré en récession et alors que de l’autre coté du Rio de la Plata, les travailleurs argentins entreprennent la récupération d’entreprises abandonnées par les patrons pour reprendre la production, les autocaristes d’ABC décident de les imiter. Risquant la perte de leur emploi, ils organisent des assemblées pour débattre de leur avenir et décident d’assumer la gestion de leur entreprise. Pour Luis Rivas, « la tâche la plus difficile était d’expliquer aux travailleurs que l’unique sortie était de s’organiser et de mettre en marche les moyens de production et que nous pouvions faire mieux que le patron si nous en étions convaincus » 1.

Cette même année, sous l’égide du ministère du Travail, un accord est conclu avec le patron qui prévoit la cession de trois véhicules et des installations jusqu’en 2006 en compensation des salaires impayés. Ce ne fut pas facile car cet accord pouvait créer un précédent comme l’explique Luis Rivas : «  Nous représentions un risque imminent pour les intérêts du patronat car nous pouvions être un exemple pour les autres travailleurs en montrant que nous pouvions mieux gérer l’entreprise. Pour cette raison, il était nécessaire de nous éliminer ».

Une lutte permanente contre la collusion entre les pouvoirs publics et les entreprises

Si dans un premier temps, l’affrontement a eu lieu avec l’ancien propriétaire, après 2001 la coopérative a dû livrer une bataille féroce avec les autres entreprises de transport de la ville. En défendant et en appliquant un « tarif populaire », ABC Coop s’est opposé systématiquement à toute augmentation de tarifs préjudiciable pour la population de Colonia. Comme celle-ci dépend d’une décision consensuelle prise entre les différentes parties, le service de la mairie et les entreprises, ABC Coop bloque toute possibilité d’augmentation depuis des années.

Ce statu quo aurait d’ailleurs causé un préjudice à l’entreprise COTUC, qui assurait un service depuis 30 ans dans la ville et qui maintenait des relations étroites avec la Mairie. En faillite, COTUC a créé une nouvelle entreprise Sol Antigua SA, qui a immédiatement obtenue la concession de trois lignes alors qu’ABC Cooperativa continue de n’assurer qu’une seule ligne. A chaque fois qu’elle a tentée de développer ses services, elle en a été empêchée par la municipalité. Luis Rivas : «  Nous étions dans une guerre contre l’entreprise privée contre laquelle nous étions en concurrence, une entreprise de 30 ans, amie du pouvoir politique qui ensemble cherchaient notre disparition ».

En 2009, avec l’appui de la Banque de développement du Venezuela (BanDes), ABC Coop a pu acquérir un nouveau véhicule et a sollicité l’attribution de la ligne du quartier El General. Mais alors que la principale entreprise concurrente, sous une autre dénomination, ne proposait aucune amélioration de service, celle-ci a tout de même obtenu le marché. Depuis, ABC Coop ne cesse de dénoncer le copinage et le favoritisme illicite de la municipalité accordés à Sol Antigua et continue de revendiquer l’attribution de cette ligne 2. La même situation s’est répétée en 2012, quand ABC Coop a postulé lors de l’attribution de la ligne inter-cités reliant Carmelo à Colonia, distante de 80 kilomètres auprès du département. Bien que seule entreprise à se présenter, elle a été récusée sans aucun motif recevable.

La démocratie ouvrière en action

Tous les samedis, les travailleurs se réunissent en assemblée générale pour débattre collectivement du fonctionnement de l’entreprise. Tous les aspects de la vie de l’entreprise sont débattus. Cela va des horaires de service à la maintenance des véhicules ou la gestion des fonds à l’organisation des repas. Désignés par vote, les postes de direction et de secrétariat de la coopérative sont révocables à chaque assemblée. En cela, ABC Coop se distingue des autres coopératives de transport de l’Uruguay, généralement gérées par un conseil directeur qui ne se réunit pas plus d’une fois par an avec les employés pour les informer de la situation de l’entreprise. Selon Luis Rivas : « Dans nos assemblées, il n’y a pas d’un coté les camarades qui informent et de l’autre ceux qui écoutent. Les moindres propositions sont débattues et adoptés par vote. C’est l’expression même de la démocratie ouvrière, où les camarades sont convaincus que tous contribuent à la résolution des problèmes ». A l’issue de chaque assemblée, les responsables sont chargés de mettre en œuvre les résolutions.

ABC Coop a instauré une rotation des fonctions : production, direction, administration. L’entreprise a également créé une école de conduite d’autobus qui forme à la fois les nouveaux travailleurs de la coopérative et ceux se destinant à travailler pour d’autres entreprises de transport.

Tout un symbole, les bus sont numérotés en référence à d’illustres personnalités ou mouvements révolutionnaires, ainsi « 17 », le « 26 », le « 28 », etc. en références à la révolution d’octobre, au mouvement du 26 juillet (guérilla cubaine), à l’année de naissance du Che. Le prochain sera le « 43 » en mémoire au nombre d’étudiants disparus de l’école normale d’Ayotzinapa (Etat de Guerrero au Mexique) le 26 septembre 2014 3.

Contre tous les pronostics, ABC Coop est parvenu à relever le défi et sous gestion ouvrière, elle a pu rembourser les dettes laissées par le patron à la mairie et régler les cotisations dues à la Banque de Protection sociale. La coopérative a augmenté les salaires qui se situent à 50 % au-dessus de la moyenne nationale et à créer de nouveaux postes de travail. De neuf, leur nombre est passé à quinze en 2013, soit un effectif proportionnellement supérieur de 50 % à celui d’une entreprise classique. Toujours selon Luis Rivas : « En période de crise, ABC Cooperativa démontre que la coopérative peut continuer à investir et à créer des emplois ».

Comme il n’existe pas de syndicat d’autocaristes à Colonia, les travailleurs d’ABC ont sollicité l’aide de l’UNOTT (Union nationale des travailleurs du transport) et celle de deux coopératives d’omnibus de Montevideo pour d’acquérir de nouveaux véhicules à un coût moindre. Cette solidarité a pris fin quand ABC Cooperativa a été expulsée de la centrale syndicale unique (PIT-CNT) pour avoir critiqué la politique gouvernementale soutenue par la centrale syndicale.

A l’opposé de la tendance générale des entreprises de transport qui ont supprimé les postes de contrôleurs en confiant cette tâche aux conducteurs, ABC Coop maintient deux travailleurs dans chaque autobus. Il ne s’agit pas seulement d’éviter d’augmenter le nombre de chômeurs mais de maintenir une qualité de service à la population permettant d’être disponible et d’orienter les passagers pendant que le chauffeur se concentre sur la conduite.

En 2006, ABC Coop a concrétisé sa volonté d’ouverture en direction de la population en créant un centre culturel dans un quartier de la périphérie et en installant une radio communautaire, Iskra 102,9 FM 4.

Avec ses succès et ses difficultés, l’expérience d’ABC Coop, sous gestion ouvrière depuis plus d’une décennie, met en lumière un horizon possible pour la lutte des mouvements sociaux des transports, à l’image de celle qui s’est propagée dans de nombreuses villes au Brésil en juin 2013 contre l’augmentation des tarifs 5. Elle pose la question de l’expropriation du transport collectif en le retirant à l’initiative privée pour le transférer sous le contrôle des travailleurs et de la population à des services publics et/ou des coopératives. Le transport collectif représente un marché énorme dans toute l’Amérique latine, qui reste essentiellement contrôlé par les entreprises du secteur privé et qui génère des profits élevés et une grande corruption avec l’assentiment des pouvoirs publics. De plus, ce secteur, constitué en puissant lobby, exerce une influence énorme dans la vie sociale et politique à tous les échelons. Dans le sous-continent, le secteur coopératif y détient une part infime et en Uruguay, il n’existe que deux autres entreprises récupérées de transport collectif à Montevideo : Raincoop et Copay mais elles ne sont pas guidées par le même combat de classe.

Pour en savoir plus sur les entreprises récupérées en Uruguay

– Gabriel Burdín, “La autogestión en Uruguay: Economía social y empresas sin patrones”, Brecha, 30 Agosto de 2013. http://brecha.com.uy/index.php/politica-uruguaya/2371-la-autogestion-en-uruguay
– Pablo Guerra, “Promoción del empleo autogestionado en empresas recuperadas: El caso de desarrollo (FONDES) en Uruguay”, Quebec 2014: Cumbre internacional de cooperativas. http://www.sommetinter.coop/files/…/2014_35_Guerra.pdf
– Pablo Guerra, “Autogestión empresarial en Uruguay – análisis de caso del FONDES”, Facultad de Derecho – Universidad de la República, Septiembre 2013. http://www.fder.edu.uy/publicaciones/dt1.pdf
– Juan Pablo Martí, Florencia Thul y Valentina Cancela “Las empresas recuperadas como cooperativas de trabajo en Uruguay: entre la crisis y la oportunidad”, Montevideo, marzo de 2013. http://www.fcs.edu.uy/…/Marti_Thul_Cancela%20Historia
– Anabel Rieiro, « Representación y democracia: sujetos colectivos en el campo de la autogestión”, in OSERA n°7, 2012. http://webiigg.sociales.uba.ar/empresasrecuperadas/PDF/PDF_07/RIEIRO.pdf
– Raúl Zibechi, “Una década de fábricas recuperadas: Reinventar la vida desde el trabajo”, Programa de las Américas, 3 noviembre de 2010. http://www.cipamericas.org/es/archives/3515

Notes

  1. « Entrevista a los obreros de la cooperativa de transports ABC Coop – Gestión obrera – de Colonia de Sacramento (Uruguay », Mars 2009,
    http://argentina.elmilitante.org/amrica-latina-othermenu-42/uruguay-othermenu-50/4088-entrevista-a-los-obreros-de-la-cooperativa-de-transportes-abc-coop-gestin-obrera-de-colonia-de-sacramento-uruguay.html
  2. Voir le blog de la coopérative : http://abccoopgestionobrera.blogspot.fr/
  3. Luis Rivas, “Trabajadores de Gestión Obrera ABC solidarios con la causa por los 43 de Ayotzinapa”, Journal La Izquierda diario, Décembre 2014.
    http://www.laizquierdadiario.com/Trabajadores-de-Gestion-Obrera-ABC-solidarios-con-la-causa-por-los-43-de-Ayotzinapa
  4. « La historia de la ABC Cooperativa », Janvier 2013,
    http://revista.bus-america.com/Notas/ABC%20Coop%20-%20Control%20Obrero.htm
  5. « ABC Cooperativa: empresa de ônibus gerida por seus trabalhadores », 5 octobre 2014, http://passapalavra.info/2014/10/99976